Michel Cialdella, 6 rue Joseph Bertoin, 38600 Fontaine. - Ex-administrateur de la CPAM de Grenoble.
Ex-administrateur de la CRAM - spécialiste de la Sécurité sociale.

 

 

Fontaine, le 5 mai 2021

 

Madame Fabienne Colin
Journaliste
Le Dauphiné Libéré, département nouveaux médias,
les îles Cordées,
38913 Veurey Cedex

 

Madame.

Dans votre article « Notre ami la sécu » paru dans le supplément du Dauphiné dimanche 2 mai 2021, vous considérez Pierre Laroque comme le fondateur de la sécurité sociale, ce que lui-même contestait : « La sécurité sociale est une œuvre collective, à laquelle j’ai participé et j’en suis fier, c’est une œuvre collective et heureusement » (1). Votre affirmation relève de la mauvaise foi ou de l’ignorance voir des deux. Je demande donc un droit de réponse ou plutôt de rectification.

 

Bref historique.

Tout part du Conseil National de la Résistance dans lequel la présence des communistes est déterminante. Si le programme du CNR est signé à l’unanimité le 15 mars 1944, ce qui peut laisser croire à un consensus. Son principal rédacteur est le communiste Pierre Villon résistant de la première heure. Mais qui le connaît aujourd’hui ?

Le consensus n’est qu’apparent, car qui peut croire que la droite revendiquait entre autres :

1.     L’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie.

2.     Le retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances des grandes banques.

3.     Le droit d’accès, dans le cadre d’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie.

4.     La reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale. (2)

Aussi son application partielle est le résultat d’une lutte des classes acharnées.

Ce programme prévoyait « un plan complet de sécurité sociale, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ».

Il restait à construire l’organisme. Ambroise Croizat ne part pas de rien puisque dès avril 44, à Alger, il impulse un groupe de travail de l’assemblée consultative provisoire. (3)

C’est un rapport présenté par Georges Buisson militant CGT, qui consistera la base des ordonnances. Il est adopté par l’assemblée consultative provisoire le 31 juillet 1945, par 194 voix pour, et une voix contre. Mais il y a 84 abstentions : le M RP, la CFTC, et quelques radicaux. Ce qui invalide la thèse du consensus.

De Gaulle ne signera pas les ordonnances du 4 octobre 1945. Selon Pierre Laroque il est à Moscou ce jour-là. C’est dire l’importance qu’il attache à la sécu.

Le 21 octobre 1945, le PCF obtient 26,2 % et 159 députés à l’élection de l’assemblée constituante (4) et devient le premier parti de France. La gauche est majoritaire à l’assemblée avec 60 % des voix. De 1945 à 1947, la CGT voit le nombre de ses adhérents passer de quatre à 6 millions. (5).

Au-delà des chiffres cette dynamique crée un rapport des forces favorables aux travailleurs. Il faut le rappeler, au moment où certains tentent de nous faire oublier l’utilité des luttes sociales, et criminalisent l’action syndicale.

 

Pierre Laroque, s’il n’est pas le fondateur de la sécu, il a mis en forme juridique les travaux de la commission sociale, mais ainsi que l’indique le chercheur américain Henry C. Galant dans son mémoire : « Les défenseurs les plus actifs du nouveau plan de sécurité sociale et de son application été les communistes et la CGT… qui était de loin le syndicat le plus puissant » (6).

C’est dans ce contexte que le 22 novembre 1945, Ambroise Croizat secrétaire général de la fédération CGT de la métallurgie, devient ministre communiste du travail et de la sécurité sociale. Il est chargé de mettre en place ce grand organisme (7). Pour cela, il organise des centaines de réunions avec les travailleurs (8). Notons au passage que dans notre histoire c’est la première fois que l’on donne le nom d’une réforme à un directeur de cabinet plutôt qu’à son ministre.

 

La droite ne renonce pas.

Le 22 décembre 1945, soit 79 jours après la publication des ordonnances, le MRP (démocratie chrétienne) qui soutenait De Gaulle, présente une proposition de loi (9), qui a pour objet de modifier l’ordonnance du 4 octobre 1945.

De Gaulle démissionne du gouvernement le 20 janvier 1946, et dès mars 1948, dans son discours de Compiègne (dans l’Oise), met l’accent, sur la nécessité de réduire les dépenses sociales : « de manière durable et effective ; cela comporte, en effet, la suppression de service entier, la mise en ordre radical des entreprises nationalisées, la réforme profonde du fonctionnement des assurances sociales ». (10). Voilà, pour l’apport de De Gaulle à la sécu, qu’il appellera toujours les Assurances sociales.

 

Tout au long de ses 75 années, les attaques contre la sécurité sociale n’ont pas cessé. Au prétexte d’un déficit que gouvernement et patronats ont eux-mêmes organisés.

La sécurité sociale n’est pas un commerce, mais un formidable moyen d’émancipation pour les salariés. Dans sa conception initiale, les salariés avaient la gestion majoritaire (trois quarts des sièges) et pendant 20 ans, de 1946 à 1967 la classe ouvrière a montré sa capacité à gérer un budget supérieur à celui de l’État. En 1945, dans une France dévastée, Croizat a fait passer la cotisation de 16 % à 32 %. Il triple les allocations familiales qui sont indexées sur les salaires, et représentent alors la moitié du salaire des familles populaires. Et personne n’en est mort !

Les libéraux, lorsqu’ils évoquent la sécu, ils ne veulent voir qu’un « trou abyssal ». Il compte pour peu de choses les millions de personnes qui ont pu, grâce à la sécurité sociale, être soigné, avoir la vie sauve, et puissent finir leur vie dans la dignité. Même s’il reste beaucoup à faire dans ce domaine et que les dominants vont encore essayer de s’en prendre aux « conquis sociaux ». Ambroise Croizat rappelait aux travailleurs : « ne parlez jamais d’acquis sociaux mais de conquis, car le patronat ne renonce jamais ».

 

La propriété.

Pierre Laroque, s’il n’est pas le père de la sécu, avait bien compris l’objectif et déclarait en 1946 : « nous voulons que demain, les travailleurs considèrent que les institutions de sécurité sociale sont des institutions à eux, gérées par eux et où ils sont chez eux ». Cette citation je ne l’ai jamais vu évoquer par ceux qui prétendent que Pierre Laroque est le fondateur de la sécurité sociale.

La sécurité sociale française est un organisme de droit privé, exerçant une mission de service public. Elle n’a ni actionnaire ni PDG. Elle est d’une propriété sociale. Elle est la démonstration que nous pouvons nous passer des patrons, et de l’épargne. Les gouvernements qui devraient exercer une garantie et un contrôle a posteriori n’ont pas de légitimité pour la détruire. Cependant depuis 1991, le budget est voté par le Parlement.

 

Pour justifier tous les reculs sociaux on nous parle souvent de la dette que nous laisserions à nos enfants… thème sur lequel il y aurait beaucoup à dire.

Dans un important ouvrage (11), l’anthropologue et économiste américain David Graeber écrit :

« Depuis des millénaires, les violents disent à leurs victimes qu’elles leur doivent quelque chose. Au minimum, elles leurs doivent la vie, puisqu’ils ne les ont pas tuées »

Nous avons le devoir de transmettre à nos enfants une sécurité sociale encore plus performante que celle que nous anciens nous ont léguée. Avec la cotisation sociale, elle est d’une grande modernité. La cotisation sociale n’est pas une taxe sur le travail comme veulent nous le faire croire les capitalistes, mais un prélèvement sur la valeur ajoutée produite par les salariés (comme les profits). Ce qui devrait nous inciter à continuer l’œuvre de ses fondateurs. En faisant plus et mieux dans une France dont la richesse monétaire a été multipliée par 8 en valeur entre 1950 et 2018. (source INSEE).

La sécurité sociale dans toutes ses composantes (maladie, vieillesse, famille) est un enjeu de classe. Dans la branche maladie il faudra ajouter le risque dépendance). Seule la lutte consciente des salariés en permettra la reconquête et l’amélioration.

Michel Cialdella

 

 

 

 

 

 

 

1.     Enregistré au cours d’un documentaire réalisé pour le 50e anniversaire de la sécurité sociale.

2.     Programme du CNR.

3.     Ambroise Croizat l’invention sociale. Michel Etiévent. Éditions GAP-2012.

4.     L’archipel communiste-une histoire électorale du PCF - Roger Martelli - éditions sociales - 2008.

5.     La CGT de la Libération à la scission de 1944 à 1947 - Annie Lacroix Riz - éditions sociales - 1983.

6.     Histoire politique de la sécurité sociale française. 1945-1952. Henry C. Galant. Préface de Pierre Laroque. Comité d’histoire de la sécurité sociale. Éditions 2005.

7.     Un siècle de réformes sociales. Une histoire du ministère du travail. (1906-2006). La documentation française octobre 2006.

8.     Pierre Villon, résistant de la première heure. Pierre Villon, membre fondateur du conseil national de la résistance s’entretient avec Claude Willard. Éditions sociales. 1983.

9.     Traité de sécurité sociale : le droit de la sécurité sociale. Yves Saints-jours. LGDJ. 1984.

10. Traité de sécurité sociale : le droit de la sécurité sociale. Yves Saints-jours. LGDJ. 1984.

11. Dette 5000 ans d’histoire - 620 pages – David Graeber - les liens qui libèrent - 2013.


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